vendredi 24 février 2012

Vous êtes libres de ne rien changer!


Ou comment l’alternance évacue l’alternative.

« Du fond de la campagne présidentielle, les mots « peuple » et « liberté » retentissent de nouveau, suspendus comme des casseroles vides, tandis que les Quichottes de l’ordre démocratique, fatigués de leur moulins, pressent qu’on leur serve la soupe. » Tag anonyme, Paris février 2011.

Alors que nous entrons dans la campagne présidentielle, présentée comme le climax de la vie démocratique, j’ai eu envie de relire Jean-Léon Beauvois et de me replonger dans son analyse lumineuse de la fabrication de l’obéissance en démocratie libérale. (1)

En appelant à la liberté du peuple pour mieux s’assurer de son adhésion, notre démocratie donnera au peuple, avec en prime le sentiment de faire son devoir, la liberté de choisir entre un bulletin plus ou mois rouge ou plus ou moins bleu. Pour finalement tourner, à plus ou moins de distance, autour du même pot libéral.

Et ce sera reparti pour un tour. Une fois de plus, on aura remis le pouvoir à ceux qui l’avaient déjà. Le peuple disparaîtra en même temps que le mot des discours. Et la liberté ne sera plus qu’une question de jouissance individuelle.

Comment en sommes nous arrivés là ?
Dans une société où statistiquement, on a plus de chance de gagner au loto que de changer de condition sociale, comment se fait-il que toute idée de rupture semble impossible? (2)

Nous sommes tous à nous plaindre de nos chefs, de nos conditions de vie mais combien pensent à se défaire des chefs et à changer le système ?
J’entendais dernièrement que les militants représentent seulement 2% de la population.

Nous apprenons dès le plus jeune âge à obéir et cela continue toute notre vie. Après nos parents, ce sont nos professeurs, puis nos supérieurs, et nos décideurs. Nous y sommes habitués. Mieux encore, nous avons appris à rationaliser cela.
Jean-Léon Beauvois explique, dans un trait  de génie, que ce qui distingue une société libérale d’une société qui ne l’est pas, ce n’est pas l’obéissance mais la façon dont l’exercice du pouvoir assortit l’obéissance de la création de mentalités d’obéissants.
Et pour y parvenir, le penseur nous apprend qu’il n’y a pas de meilleurs outils que…La déclaration de liberté.

Sa réflexion se fonde sur de nombreuses expériences en psychologie sociale qui ont montré de manière tout aussi stupéfiante que troublante, que les gens accomplissent d’autant mieux les actes qu’on attend d’eux, qu’ils ont été déclarés libres de le faire, et mieux encore ils les auto-justifient comme s’ils ne les devaient qu’à eux-mêmes.

Comment ne pas trouver là matière à réflexion en ces temps de crise, où les libertés de toutes sortes n’ont jamais été autant célébrées pour tout et son contraire.
Liberté de choisir sa vie sexuelle et liberté de se prostituer. Liberté de spéculer et liberté de souscrire un crédit hypothécaire. Liberté de financer des prisons où vont ceux pour qui la liberté n’est pas faite.

La psychologie sociale nous apprend que la déclaration de liberté a cela de pratique qu’elle permet de faire l’économie de la liberté elle-même.

Dans cette société là, où l’on a appris l’obéissance et la soumission,  les gens sont invités à exercer leurs libertés là où ça ne mange pas de pain, nous dit Jean-Léon Beauvois. Pétris de « soyez vous-mêmes », « soyez libres », « pensez par vous même », c’est dans leur club de loisir, en changeant de couleur de cheveux, ou sur une plage exotique, et non pas comme citoyens, que les gens sont conviés à ressentir ce sentiment de jouissance individuelle.

Au fondement de notre organisation, évidente, sacrée, cette liberté là, apparaît à la lumière de cette approche, comme le moyen le plus discret et ainsi le plus efficace de valoriser ceux qui renoncent à l’analyse des structures sociales et à l’exercice du pouvoir.

Nos candidats font mine de s’adresser à des citoyens quand ils n’ont plus en face d’eux que des consommateurs qui en voulant n’être qu’eux-mêmes, finissent par tous se ressembler dans leur disponibilité au discours des élus, des experts, des publicitaires, de la télévision, des banquiers.

En laissant croire que la liberté est une question d’individu, on a appris à ne plus être des agents sociaux. Déconnectés de leurs groupes d’appartenance de sexe, de condition, d’origine, les gens sont privés de références solides, qui les identifient, leur permettent de se différencier, fournissent une grille d’analyse des positions sociales, interrogent les causes et les manques.

Car, une mère de famille en tant que mère de famille sera toujours plus avertie qu’une  madame Martin en tant qu’individu. Un ouvrier est, en tant qu’ouvrier, moins manipulable que M. Truc devant sa télé, nous dit monsieur Beauvois.
Mais de cela il ne faut point parler. Car il n’est pas de bon ton de se penser comme le produit de conditions externes, sociales, culturelles. Comme agent social.
L’on ne peut devoir sa situation qu’à ses aptitudes personnelles. A sa liberté interne. A ce non statut d’individu, sans substance, coupé du monde de la décision, et dont on fait un destin.

Sur ce terrain insidieusement déblayé, il ne reste plus au groupe dominant qu’à fixer les priorités.
Et c’est ainsi que l’on propose au peuple libre une société libérale, capitaliste, oligarchique, fermée sur ses frontières, chrétienne, sexiste, qui semble la seule possible.
Une société où survivent des prostituées, des mendiant-e-s, des banlieusard-e-s, des ouvrier-e-s, des chômeur-se-s, des étranger-e-s, des violenté-e-s, des humilié-e-s, des frustrée-e-s qui le « méritent quelque part ».


Nous nous sentirons libres d’aller voter le 6 mai prochain.
Nous sentirons nous libres, un jour, de changer tout ça ?



(1) Jean-Léon Beauvois, Les illusions libérales, individualisme et pouvoir social, Broché, 2005.
A Voir et revoir son  entretien sur http://lazarus-mirages.net/ à la rubrique « De profundis ».

(2) Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, Les millionnaires de la chance (Payot, Paris, 2010) ; Richard Monvoisin, Effet Pangloss : les dangers des raisonnements à rebours (http://cortecs.org/outillage/264-effet-pangloss-ou-les-dangers-des-raisonnements-a-rebours).

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