samedi 4 novembre 2023

Les silences de "Notre corps" de Claire SIMON


En sortant de la projection du dernier film de Claire SIMON, un silence assez inhabituel que déchire çà et là un « c’est bouleversant », une forme d’unanimité bouche bée, le reste des mots piégés dans des gorges tendues, des bides noués, des regards encore embués des larmes versées.

Le film qui nous plonge au cœur d’un service hospitalier dédié aux femmes au sein de l’Hôpital Tenon à Paris, entre consultations médicales et immersions chirurgicales, met en scène l’espoir tourmenté de donner la vie, les miracles microscopiques de la procréation assistée, les empêchements et la souffrance de l’endométriose, l’intensité de l’enfantement, l’amputation des seins ou des organes génitaux atteints de cancer, la mort. Autant de moments bouleversants que le temps du film donne à éprouver profondément.

Un film qui fait cinéma par les grandes émotions qu’il suscite et la beauté des images, et qui documente comme jamais l’acte médical, dans sa précision, sa sophistication, sa dextérité. Il y est montré comme héroïque et spectaculaire dans ce chemin de résistance qu’il se fraye entre la vie et la mort.

Le prisme médical avec lequel tous ces moments de vie cruciaux sont magnifiés, impressionne par le savoir qui le précède et la sophistication technologique qui le met en œuvre face au désordre tragique des corps.

Moi aussi, je suis bouleversée, au fil de séquences choc, intrusives aussi lorsqu’elle filme à plusieurs reprises la vulve des femmes, sans que cela apparaisse nécessaire.

Je suis bouleversée par ce que je découvre entre les jambes de ces femmes, à l’intérieur de leur utérus, sur la cicatrice d’un sein qui n’est plus, la force sidérée de cette jeune femme qui apprend un cancer avancé de l’ensemble de ses organes génitaux et qu’elle ne pourra jamais avoir d’enfant, le rire cabotin d’une autre à qui ont les retirent, la beauté douce d’une vieille femme prête à partir tenant la main de son oncologue.

Je veux rendre un profond hommage à la sincérité et la générosité des femmes qui offrent à Claire Simon ce qui fait la beauté de ce film en faisant confiance à son regard, alors qu’elles traversent, dénudées, des instants de particulière vulnérabilité.

Comment leur a-t-elle présenté les choses pour qu’elles consentent à livrer cette part si intime d’elles-mêmes ?

Quels ont été ses mots ? Ont-elles discuté ? Ont-elles pu partager leurs enjeux ? Qu’a-t-elle dit de ses choix ?

Nous sentons nous d’ailleurs autorisé.es à interroger ses choix, alors que Claire SIMON fait elle-même communion avec le chœur des femmes en se filmant lors de l’annonce de son cancer ? Un mélange de respect et de pudeur semble s’imposer, et avec lui ce silence que j’évoquais.

Et pourtant… le hors champ de ce film, et son contexte que j’ai découvert après la projection, rend le silence intenable.

Deux femmes, à des moments distincts du film, disent ce qu’elles ont compris de la démarche :  « c’est important que les gens voient ».

Mais que faut-il que les gens voient ? Que les femmes sont entre de bonnes mains. Que la médecine est fascinante, sauvent des vies et réparent des corps. C’est vrai.

Il est une évidence que la médicalisation en particulier de la procréation et de l’accouchement ont permis à des femmes, des couples, de devenir parents, ont fortement réduit le taux de mortalité des femmes en couche et des nouveau-nés et permettent de surmonter les complications qui accompagnent la grossesse et la mise au monde. Car la grossesse et l’accouchement se passent rarement de difficultés, et demeurent toujours risqués pour la vie des femmes et des enfants, pour des raisons d’ailleurs qui ne relèvent pas seulement d’un fait naturel.

C’est tout le propos du film : rendre hommage au geste médical. Claire SIMON le dit très clairement dans tous ces interviews.

Mais il est aussi une évidence que ce geste n’est pas sans poser de graves problèmes et tout particulièrement dans le domaine dédié aux femmes, de l’obstétrique et de la gynécologie.

La reprise en main par les hommes-obstétriciens du savoir-faire des femmes-accoucheuses, l’impossibilité pour la majorité des femmes de pouvoir choisir les conditions de leur accouchement, les effets pervers de la surmédicalisation ont été documentés depuis des décennies. Plus récemment, les violences obstétricales et gynécologiques (V.O.G.) dénoncées par les luttes féministes qui se font courageusement l’écho d’une maltraitance massive et systémique, ont fini par attirer l’attention de l’OMS, du Conseil de l’Europe ou de HCE. Car l’enfantement est en réalité si souvent violenté, malmené, abîmé quand il n’est pas purement dérobé aux femmes.

De tout ce mouvement, d’autant plus nécessaire qu’il touche à l’intégrité des corps et à l’identité des femmes, ce film fait un hors champ.

Et même lorsque dans son film, affleurent, malgré tout, les violences, en réalité, Claire SIMON ne les filme tout simplement pas.

Lors d’une césarienne, elle ne filme pas une femme dont les bras sont attachés en croix, mais remplit l’image du jet du liquide amniotique signant l’irruption soudaine de la vie. « C’est bouleversant ».

Lorsqu’elle écoute une jeune mère choquée après les mots durs du médecin durant l’accouchement, elle ne filme pas sa légitime détresse, et la laisse bien seule face à sa culpabilité d’avoir été sans doute trop « animale ».

J’entends dire que « ce n’est pas son sujet ». Effectivement. Et la lutte contre les VOG se fera sans Claire SIMON.

Mais cela devient bien son sujet lorsqu’on découvre après la projection puisque le film n’en dit rien, que le service dans lequel Claire SIMON a choisi de planter sa caméra est celui du professeur Daraï, gynécologue, dont les pratiques brutales et intrusives ont été dénoncées par nombre d’étudiants et patientes dès 2017. Pire ! Que durant le tournage du film, ce dernier a été mis en examen à la suite des plaintes de 32 patientes pour des faits de viol, de maltraitance et de sexisme.

On comprend alors que le film réduit à un brutal silence la souffrance et la lutte des plaignantes tout en célébrant le médecin qu’elles mettent en cause.

Et ce ne sont pas les quelques plans d’une manifestation contre les VOG, devant l’hôpital, totalement décontextualisée et hors sol, filmée sans plus d’intention (« parce qu’elle était là » dit-elle dans Télérama) qui peuvent servir ici de caution.

Dans la séquence où elle filme l’opération d’une endométriose, Claire SIMON nous invite donc à nous émerveiller d’un geste médical sans nous dire que celui qui le pratique est accusé de violences particulièrement graves. « C’est bouleversant ! »

 

Autant de lumière et tant de silences très opportuns pour le Professeur Daraï, dont on se demande comment il a accueilli l’équipe de tournage, entièrement disposée à rendre justice à son génie et à sa bienveillance. « C’est bouleversant ».

Comment a-t-il perçu la confiance que les patientes filmées accordent à la caméra ?

Ces femmes si pleines de hauteurs humaines, auraient-elle offert leur âme au film, si elles avaient su que leur beauté couvrirait ces silences ?

Le Hors champ du film de Claire SIMON ne peut être un oubli, ou de l’ignorance, alors que « l’affaire Daraï » la précède au sein du service et se prolonge durant le tournage.

Faut-il en conclure qu’il s’est agi d’occulter une part signifiante de la réalité du service qu’elle filme et qui parle de violences ? Cela me laisse sans voix à la fois parce que c’est sidérant et aussi parce que Claire SIMON donne beaucoup d’elle-même dans cette entreprise. 

Dès lors que Daraï est mis en examen, laisser le film sur son chemin sans en dévier le cours, pose selon moi une question éthique majeure, à l’égard des femmes filmées et des victimes, comme du public en général, ignorant du contexte et bercé par la beauté du geste. Quand j’y pense, c’est la gorge tendue, le bide noué, l’œil embué, mais d’une autre émotion, car si le film est remarquable, sa démarche se dérobe et laisse dans l’effroi.

C’est pourquoi au concert de louanges qui accompagnent ce film et sa démarche, je tenais à associer ma voix de soutien et de solidarité aux femmes victimes de VOG, dont je suis, et à toutes celles qui luttent aujourd’hui pour dénoncer ces violences, humaniser la prise en charge médicale des femmes, les restaurer dans leur intégrité et leur autonomie.

Désigner le hors champ de ce film fait partie de la lutte et de l’indignation. Aux silences, opposer le vacarme de nos cris. Les cris de Nos corps.


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mercredi 14 novembre 2012

Marcel, la guerre et une prostituée... Veillées d'armes.

 
Ce soir, la pluie, qui a noyé octobre, redouble aux carreaux. Mes enfants dorment. J’ai enfin un peu de temps pour moi.  Cela fait bien longtemps que je voulais voir Veillées d’armes de Marcel Ophuls.
Je ne connaissais de lui que le monumental Le chagrin et la pitié, qui en 1969, défaisait le mythe d’une France résistante sous l’occupation.
Je m’installe douillettement et ne boude pas mon plaisir à l’idée de suivre Marcel Ophuls, parti cette fois à la rencontre des reporters de guerre envoyés sur le siège de Sarajevo.

La présence d’Ophuls sur les lieux du drame aux côtés des reporters, sous les bombes, entre les tirs de snipers, témoin de la destruction de Sarajevo et de ses habitants, plante le décor de la folie guerrière dont il n’hésite pas à nommer et questionner les responsables. Avec la verve et le mordant qu’on lui connaît.

Je suis immédiatement emportée par un souffle rare et puissant qui ne se dément pas, surtout dans la première partie ponctuée d’extrait de comédies musicales et d’archives de films dont le son déborde sur le conflit bosniaque. Le film y trouve une forme virtuose pour engager une réflexion nourrie, profonde, bousculant les consciences, sur la mise en scène du réel, la manipulation par l’image.
Car la guerre de Bosnie ne peut-être que le sujet de ceux qui s’y trouvent directement confrontés. Le reste n’est que récit.
Marcel Ophuls est lui même à l’image pour le signifier. Bien loin des rédactions du JT dont il déplore la vocation de spectacle et l’allégeance à la parole officielle, il n’en met pas moins sa légitimité de documentariste en doute, questionne ouvertement le point de vue. Ménageant ainsi une distance critique aussi rare que constructive où l’on chemine avec jubilation.

Marcel devient très vite un compagnon de route que l’on a envie d’appeler par son prénom. Admirable dans sa juste place.

Tout cela se tient magistralement jusqu’à la 84ème minute, où on le retrouve filmé à Vienne, dans une chambre d’hôtel, en compagnie d’une très jeune prostituée.
Il se rase, elle est au second plan, assise sur un lit, vêtue d’une chemisette. 
On comprend que Ophuls a déjà consommé.
Toutefois, il pourrait bien avoir envie de remettre ça, car dans les plans suivants alors qu’il est au téléphone avec un ami, on revoit la jeune femme. Entièrement nue cette fois, allongée sur le lit dans une pose lascive caractéristique de ce que l’on attend d’elle, découpée en gros plans anatomiques.
Soudain, Le Mépris de Godard catapulte Veillées d’armes. La fameuse scène dans laquelle Brigitte Bardot, nue, allongée sur un lit demande à son mari scénariste, « et mes genoux, tu les trouves jolis ? » dans une vaine tentative d’exister encore, alors qu’elle n’est déjà plus que décoration. Et bientôt livrée en pâture par son mari à un producteur en gage d’un contrat.

Sonnée, je reviens du choc vers Veillées d’armes et voit Ophuls lever son chapeau pour rendre un hommage goguenard à cette beauté offerte, prête à l’emploi. Le trophée de ses 65 ans gaillards. Avec l’évidence que le repos du guerrier mérite bien qu’on s’achète une femme.
Dernière séquence du premier voyage.

Depuis près d’une heure et demi, Marcel se trouvait au cœur d’une guerre tout aussi effroyable qu’inique, plaignant ceux qui la subissent (les femmes aussi ?) et tentant de leur rendre justice. Et voilà que subitement, sans l’ombre d’un doute, son sexe tranche l’humanité en deux ! Ou plutôt non ! L’ampute de la moitié d’elle-même. Les acheteurs et les achetées. Les sujets et les objets.
Et il suffit d’un coup de chapeau qui nous invite au spectacle, pour orchestrer l’impunité de la violence dont cette mise en scène joviale et faussement naïve transpire malgré elle.
La critique du Monde soulignera d’un trait amusé les facéties d’Ophuls.

Nausée !
Ici, une guerre en efface une autre.
La guerre des femmes. Une guerre contre toutes les femmes quand on peut à tout moment leur rappeler qu’elles s’approprient, se violent, se prennent et se jettent après usage. Qu’elles n’existent pas.
Et qu’il faut encore comprendre, que c’est dans ce déni de l’être des femmes que les hommes puisent et entretiennent leur puissance.

Colère !
De quels abysses remonte ce droit pour les uns qui n’est que violence et injustice pour les autres ?
On me reprochera de chausser le petit bout de la lorgnette et que cela est bien réducteur tant le film est brillant sur son sujet principal. Mais, la défense d’une seule femme vaut bien d’écorner un mythe.

Je cherche alors à débusquer ailleurs dans le film les traces qu’Ophuls aurait pu laisser de sa vision des femmes. Celles qui n’ont pas de couille au cul, pardonnez lui l’expression.  J’en trouve en creux de ses rares silences.

Ophuls demande à un reporter du Times ce que sa femme pense de son métier. « Ah ! Ma femme » répond-il. « Avant elle venait avec moi. On a travaillé ensemble. Mais elle a trois enfants. Et elle me demande qui les élèvera en cas d’accident….A cela il n’y a pas de réponse ». Fin de séquence.
Etonnant ce mensonge de la part d’un journaliste par ailleurs remarquable d’humanité, de rigueur politique dans ses récits de la guerre de Bosnie. De courage aussi au risque de mécontenter ses chefs.
Car bien sur que si, il connaît la réponse. Marcel aussi d’ailleurs qui ne dit mot.
La femme du journaliste aussi qui se charge déjà des enfants. Et tandis que de conflit en conflit, son journaliste de mari décryptera le monde, elle y contribuera à sa mesure, en élevant sa progéniture. Pour la seule raison que l’inverse semblerait bizarre.
Par le simple fait d’un héritage féroce qui désigne sans plus de questionnement les rôles sociaux, selon les sexes. Angle mort d’un fatalisme qui semble surgir de nulle part si ce n’est de la nature des choses… Et qui ne s’en impose qu’avec plus de force.

Mais quelle nature ? Quelles choses ?
Plus Ophuls poursuit son éclairage du rôle des médias dans la guerre et plus la nuit des femmes s’épaissit. Il interroge Martine Laroche-Joubert, reporter de guerre à Sarajevo.
Comment faites-vous en tant que femme ?
Une question qu’on n’aurait pas idée de poser à un homme.
Mais une question quand même qui me donne quelque espoir.
La nature ne serait-elle pas si naturelle qu’il faille s’interroger davantage?

Martine explique qu’elle est obligée de payer une nounou à plein temps, pour parer à tout départ en urgence. Son salaire y passe si bien qu’elle ne vit que grâce aux pensions alimentaires que lui versent ses ex-époux. Elle fait remarquer que si elle avait épousé des hommes pauvres ou incorrects, elle n’aurait pas pu continuer.
Une nouvelle fois, Marcel se confronte sans le savoir à la réalité des femmes dans une société qui organise leur dépendance. Et dont la fonction sociale de mère contraint la vie comme rarement un homme est contraint par sa fonction de père. Simplement parce qu’elle est une femme.

Là encore, Ophuls se tait.
Martine elle, trouve ça révoltant, insultant même.
Pourquoi, tandis que le film ne parle que de pouvoir et de destruction, Ophuls poussant dans leur retranchement les hommes qui en sont acteurs, interrogeant les fondements de la guerre et ses manipulations, le combat existentiel des femmes n’est-il suivi que de silence ?
Parce qu’au bout du film, comme au bout de l’immense chaine de la vie des femmes, il y a une prostituée. Et qu’aussi longtemps que cela durera, tous les combats des femmes ne vaudront pas une guerre.

Ophuls mentionne un reportage que Martine a réalisé au sujet de femmes musulmanes qui ont pris les armes. Martine explique qu’elle voulait montrer des femmes combattantes, pas des victimes.
Marcel s’en félicite. Lui qui s’évertue à faire de même.
Ah!! Que de fois le mot de « victimes » n’a t-il pas desservi la noble cause des opprimé-e-s. Seul-e-s ces dernie-è-r-es savent pourtant que victimes et combattant-e-s sont les deux figures d’un même enfer. Les habitants de Sarajevo vous le diront.

Mais déjà avec ces quelques illustrations on comprend mieux non?
D’un côté la putain, de l’autre côté les mamans.  Et au milieu des combattantes qui ne sont pas des victimes. Quoi de plus ficelé pour que les femmes n’aillent pas se plaindre trop longtemps. Bien contentes de la place qu’elles savent encore prendre… Avec les dents.

Et que les femmes intègrent au plus profond d’elles-mêmes, flouées dans le reflet déformé d’un miroir social qui se prétend vérité. Et qui le devient à force.
Bien au-delà des questions matérielles, le piège se referme sur les êtres, scelle le cœur inconscient de leur vie intime et affective, modèle leur personnalité, tord leur chemin d’inextricables tourments. En faisant un destin que l'on nomme nature.

Quand Ophuls demande à Martine pourquoi lors du déclenchement de la guerre du golfe, elle a choisi d’être envoyée à Bagdad plutôt qu’à Riad. Sa réponse tombe comme une évidence. C’est certainement parce qu’elle est une femme qu’elle préférait être du côté de ceux qui reçoivent des bombes plutôt que de ceux qui les lancent.
De courage et d’humanité il n’est pas question ici. Rien non plus qui n’interroge en quoi le fait d’être une femme peut rationnellement expliquer cette instinctive identification aux sacrifiés.
Le sacrifice, point d’orgue du système de genre, parachève ce portrait fantomatique des femmes incarnée par la femme prostituée, comme l’acte manqué de cet immense film sur le journalisme en tant de guerre.

Reste celle des femmes à poursuivre.

Derrière chaque femme que les hommes prostituent, il y a toutes les autres. Qui vivent, travaillent, font l’amour avec des hommes, connaissant tôt ou tard, à des degrés divers,  la contrainte d’abdiquer leur temps, leurs moyens, leurs désirs, jusqu’au sentiment d’exister souvent, aux urgences masculines. Sommées de les conforter en leur construction narcissique, de les servir dans leur ambition sociale et de panser leurs frustrations sous peine de n’être pas aimables.

Pas tous les hommes. C’est vrai.
Certains affirment leur aspiration à l’égalité des sexes. A la priorité de l’être sur l’avoir.
Prétendent l’amour possible. Formidable !

Mais nous ne pourrons les croire que lorsqu’ils auront pris en acte leur entière part du fardeau des femmes et renoncer individuellement, dans chacune de leur relation avec elles, à toute spoliation d’un temps, d’un moyen, d’un désir qui ne leur appartiennent pas.

La lutte pour l’égalité des sexes ne peut-être que le sujet de celles et ceux qui s’y confrontent directement. Le reste n’est que récit.

Courage !

vendredi 24 août 2012

Les Pussy Riot. Ceci n'est pas du féminisme.


[1]


La semaine dernière, la condamnation de trois des membres du groupe anarcho-punk est tombée, lourde et attentatoire à la liberté d’expression. Une décision qui a provoqué, à juste titre, l’indignation de la communauté internationale face à la nouvelle démonstration d’une justice à la solde d’un pouvoir autoritaire tout autant que patriarcal.


« L’affaire des Pussy Riot pose la question du lien entre le pouvoir russe et l’Eglise » se contente cependant de titrer Le Monde. Certes, mais il me semble que la mobilisation inconditionnelle, le bruit assourdissant du soutien au groupe - la presse, le monde politique, des personnalités multiples, sur le net et dans la rue tendu-e-s « comme un seul homme » - en pose une autre. Celle du silence sidéral, et en particulier dans le mouvement féministe,  sur la forme que prend l’activisme des Pussy Riots, au travers notamment de leur participation au groupe d’art dit révolutionnaire Voïna (« guerre » en russe).

Crée en 2007 par  deux hommes, Voïna s’illustre en effet à coups d’interventions choc dans l’espace public, dont on pourrait dire pour certaines qu’elles s’accomplissent sur le dos des femmes, si elles ne passaient pas par leurs orifices.
Entre autres, un happening en forme de partouse contre Medvedev dans une pièce du Musée national de biologie remplie pour l’occasion d’ours empaillés (« Medved » signifie « ours » en russe). Voïna offrant au public de voir les hommes du groupe sodomiser leurs camarades femmes accroupies avant d’infliger la même chose aux ours (on goûtera l’association). Avec pour slogan : « j’encule Medvedev ».
Ou encore, une action tout aussi rebelle et artistique dans un supermarché, où la femme d’un leader du groupe s’enfonce un poulet cru dans le vagin, tandis que les hommes brandissent devant les caméras du service de sécurité composé d’hommes, des pancartes indiquant « fuck whoring yourself » ! Le tout en présence d’un enfant d’à peine trois ans.

A quand la mise en scène d’un viol en réunion, au cri de « Nique l’Etat ! », ou de « Poutine, la pute ».

De grands hommes que ces révolutionnaires qui en guise de subversion reconduisent les codes patriarcaux les plus éculés de la pornographie et de la prostitution. Faisant de la pénétrabilité des femmes, faites objets, le symbole de leur puissance en lutte.
Voïna, des hommes qui parlent aux hommes, donc, leurs verges en étendard, comme celle peinte, lors d’une autre de leurs actions mixtes, sur un pont basculant situé en face des anciens bureau du KGB. Particulièrement parlant ce pont ainsi paré, qui lorsqu’il se soulève magnifie l’érection masculine en guise de défi aux autorités.

« Révolution » mais alors au premier sens du terme :
Révolution, sens 1 : nom féminin, se disant de la rotation d’un corps autour de son axe central (Universalis)

Avec ce cynisme à peine masqué que revêt aujourd’hui la prospérité patriarcale partout où l’égalité des sexes est dans les lois à défaut d’être dans les faits. 
Celui-la même qui consiste à prôner la libération sexuelle au travers des canons ancestraux de la soumission des femmes, en se délectant de l’intériorisation par les femmes elles-mêmes des pires formes de leur agression.

C’est pourquoi, comme féministes, on ne saurait soutenir les Pussy Riot, sans se préoccuper de leurs manipulation et humiliation par leurs propres camarades. Sans mettre en question le battage des médias de masse généralement si peu enclins à relayer les luttes féministes. Et qui, en toute bonne conscience, érigent les Pussy riot en icônes modernes de la cause féministe, tout en taisant la violence et la haine des femmes véhiculées par les actions phallocrates de Voïna.

Faut-il que la lutte des femmes ne soit entendue qu’au travers du retournement de celle-ci contre elles-mêmes ?
Je pense en particulier au succès médiatique des SlutWalk, ces marches dites féministes où les femmes défilent les seins nus, parfumant d’un air de fête les relents misogynes qui remontent des égouts de l’Histoire. Car de tout temps,  la mise à nue des femmes en place publique a été une marque de déshonneur. Un châtiment.
Depuis l’époque biblique, où les juifs exposaient les femmes adultères complètement nues quand au moyen-âge en Occident, on leur dévoilait les seins. A la Libération, en France, où le peuple soudain massivement résistant livre des femmes nues à l’opprobre des vainqueurs.

Faut-il que les femmes soient encore à ce point sous contrôle, sacrifiant aux attentes de l’injonction sexiste, pour reprendre à leur compte, cette exposition de leur nudité dont aujourd’hui, les publicitaires, les pornographes et les proxénètes font leurs choux gras.

Il n’est pas jusqu’au choix du nom du groupe, « Pussy » (« chatte » pour sexe féminin, en anglais) dont on sait la charge pornographique, témoignant aussi d’un féminisme qui pour être sincère, n’en reste pas moins impensé par ses membres au-delà du seuil de leur propre conditionnement.

Mais J’entends déjà, du fin fond de la plaine libérale, galoper l’accusation de puritanisme, de moralisme liberticide et de victimisation. Anathème bien pensant, plein de ce déni des violences qui rassure tant les hommes agresseurs, les clients de la prostitution et les mateurs de porno, en entretenant une tragique confusion entre libération sexuelle et violences faites aux femmes.
En attendant, les Pussys Riots ont beau singer les codes machistes au son des guitares, maniant cagoules et ceinturons pour venger leur condition de femmes, c’est bien par leurs fesses et leurs vagins que passe la rengaine révolutionnaire des hommes de Voïna. Si je ne voulais prendre aucun risque, je parierais bien sur la tête de mes enfants qu’ils changeraient de chanson s’il s’agissait de se faire sodomiser par des femmes ou de s’auto-pénétrer d’un saucisson industrie,l pour la bonne cause.


Ne nous y trompons pas, les Pussy Riots ne sont pas seulement victimes de la violence d’Etat, mais tout autant de l’annexion pornifiée de leur combat par leurs propres compagnons d’armes. Comme toutes les femmes le sont de la validation, aux fins de féminisme, du recours aux représentations les plus attentatoires à leur dignité et à leur liberté.

Aucune fin ne sort indemne de tels moyens qui partout et toujours, ont fait le lit de la domination masculine.
En choisissant de l’ignorer, c’est dans les beaux draps de ce compost délétère que nous nous empêtrons. Et dont on ne pourra s’étonner qu’il ait enfanté, peu de temps avant la condamnation des Pussy Riots, la décision par le tribunal de Khimki à Moscou d’infliger les mêmes deux ans de prison à Igor Kondratiev, violeur en série[2].





[1] Titre tiré du seul article de fond produit sur la question, http://www.feministes-radicales.org/2012/08/21/pussy-riot-whose-freedom-whose-riot et donc ce post est un écho en langue française.


[2] Le Monde, mercredi 22 août 2012.

samedi 14 avril 2012

Le droit à la violence sexuelle


Dans sa dernière chronique pour Libération, « Et si le crime était sexuel »  du 7 avril 2012, Marcela Iacub poursuit son grand œuvre. Celui qui consiste à réhabiliter ce qu’elle nomme les déviances sexuelles comme une expression parmi d’autres de la sexualité, légitime en soi puisque propre à la nature humaine, et à ce titre injustement brocardée par une société puritaine et castratrice.

Si Mohammed Merah, plutôt que de flinguer ses victimes, les avait violées, nous dit-elle, les réactions auraient été bien différentes.
Comme meurtrier, Merah s’est fait  l’écho de la haine qui est le propre de l’homme, nous impliquant avec lui dans notre commune humanité.
Comme violeur, il n’aurait plus été qu’un monstre étranger à nous-mêmes sans autre forme de procès. Preuve en est, le sort des pédophiles, mis au ban de la société.

Comme souvent, avec Marcela Iacub, l’hypothèse de départ semble séduisante. Mais c’est au prix d’insidieux glissements fort dangereux pour cette humanité dont elle appelle de ses vœux la libération sexuelle.

A première vue, en effet, Marcela Iacub semble avoir raison. Le traitement notamment médiatique des viols en série et autres scandales de pédophilie, leur réception dans l’opinion publique, montrent combien la figure du monstre empêche de penser.
Mais notre connivence s’arrête là.
Car en réalité nous ne parlons pas de la même chose.
Si le monstre est un empêcheur de tourner en rond c’est parce que dans leur écrasante majorité, les violeurs ne sont pas ceux que l’on croit. Ils ne sont ni fous, ni malades mentaux, ni hirsutes, ni surgis du fond de la nuit ou d’un parking.
Faut-il encore rappeler que 80% des agresseurs sont connus des victimes, qu’ils sont des pères, des maris, des collègues de travail, des médecins, des enseignants et qu’ils violent dans la majorité des cas sans recours à la violence physique et au domicile de la victime? 
Persévérer dans l’ignorance de ces faits empêche effectivement de penser la réalité des violences sexuelles comme leur prévention.

Mais ce n’est pas de cela que Marcela Iacub nous parle. En pointant la deshumanisation des agresseurs sexuels, elle déplore en réalité que l’on ne sache pas reconnaître que la sexualité comporte nécessairement une part violente, puisqu’elle est dans la nature de l’homme. Et c’est bien pour cela d’ailleurs qu’elle préfère parler de déviances plutôt que de violences.

Une nature dont tout le monde semble comprendre de quoi il s’agit bien que personne ne sache d’où elle vient, qu’elle ne soit jamais explicitée, historicisée et toujours sortie de son contexte social.
Partant de là, la pénalisation des violeurs est le fruit amer d’une société policière qui n’a d’autre but que de contrôler notre sexualité.

Je n’ai manifestement pas fait la même lecture des commentaires qui ont suivi le meurtre de Merah. Certainement parce que nous ne sommes pas sensibles aux mêmes choses. Si je n’ai pas retenu que le tueur n’en restait pas moins un homme, c’est surement parce que cela coule de source.
Non, ce qui m’a intéressée c’est au contraire l’effort intellectuel qui a été produit ça et là pour tenter de saisir les actes terribles de Merah à partir de son parcours social. Une série d’épisodes tristes et humiliants, marqué par l’échec scolaire, la relégation, le racisme, un sentiment d’impuissance à construire un projet valorisant dans une société qui stigmatise les gens comme lui. Musulmans pauvres des banlieues.

C’est en cela que l’analyse était nécessaire. En montrant qu’en plus d’être un individu dominé par des pulsions de mort, Merah était aussi un agent social, déterminé par sa condition et nos représentations culturelles.
Et ce n’est qu’à partir de là qu’il devient possible de penser les conditions de production de la violence et de tenter d’y remédier.

C’est pareil pour les violences sexuelles. Elles s’opèrent sur un terrain sociétal que l’on ne peut ignorer. Pouvons nous faire l’impasse sur le fait statistique que 90% des violeurs sont des hommes. Et que les femmes sont très minoritaires à abuser sexuellement des enfants, même quand elles ont été elles-mêmes victimes d’abus dans l’enfance.
Et cela n’est en rien le fait d’une différence de nature entre les femmes et les hommes, mais plutôt de la manière dont la société nous désigne comme homme ou comme femme. C’est pourquoi, le patriarcat et ce qu’il véhicule comme représentation des sexualités masculine/conquérante et féminine/soumise, est une grille de lecture dont on ne peut se passer  pour comprendre les viols massifs.

Autrement dit, en continuant à réduire le débat sur les violences sexuelles à la nature humaine, l’essentialiste Marcela Iacub, empêche à son tour de penser les actions possibles contre leur perpétuation. Car contre la nature, que pouvons nous ?
Mais Marcela Iacub ne s’en tient pas là. Car non seulement, cette jouissance violente s’impose à nous, mais encore il convient qu’elle s’épanouisse en libérant la société de son moralisme.
Et ce n’est pas un hasard si, dans tous ses écrits,  le droit qu’elle revendique à la sexualité passe par la relativisation de la gravité des viols et des actes de pédophilie, par la défense de la prostitution comme liberté, et la libéralisation de l’accès à la pornographie[1]. Autant d’endroits où le corps des femmes est réduit à sa fonction d’objet sexuel.

Ce qui reste frappant chez Marcela Iacub c’est la confusion constante qu’elle entretient entre jouissance sexuelle et violence.
C’est qu’en réalité, dans son esprit, le droit à la sexualité doit être compris comme le droit de pouvoir aussi l’exercer indépendamment du consentement et du désir de l’autre[2]

Ainsi,  à propos des théories féministes qui, dans la mouvance de McKinnon, dénoncent le fait que dans une société patriarcale, les femmes ne sont jamais vraiment libres, en particulier sexuellement, Marcela Iacub écrit  « ces théories sont dupes de la fiction même qu’elles dénoncent, c’est à dire qu’elles veulent que le consentement soit un indice de la vraie liberté ».

Si le consentement n’est pas déterminant de la liberté sexuelle, on comprend alors pourquoi, dans de nombreux cas, pour Marcela Iacub, les viols n’en sont pas vraiment.

« On prétend fonder notre conviction que ce qui se passe dans les actes sexuels est très grave sur le fait que ceux qui en sont victimes sont traumatisés, mais on contribue à faire de la sexualité quelque chose de traumatisant en disant que c’est si grave (…) Ne devrait-on pas plutôt chercher à relativiser ce qui s’est passé, et surtout, surtout, séparer la souffrance de la victime du châtiment du coupable (…) C’est ici la justice elle-même qui produit le traumatisme dont elle prétend protéger ses humbles brebis »[3].

Et l’on croit lire ce célèbre masculiniste québécois, Yvon Dallaire, par ailleurs psychologue du couple et de la famille quand dans « Homme et fier de l’être »  il affirme  à propos des abus sexuels sur enfants : «  Encore un fois, la perception de la réalité, la fausse croyance en la vilenie des hommes et l'interprétation catastrophique des abus peuvent provoquer des réactions pires que la réalité de ces abus."(p.100)

Il ne reste donc plus qu’à taire les viols car en parler et les pénaliser causeraient plus de dommage aux victimes que les viols eux-mêmes.

Ce que l’on ne pourra pas reprocher à Marcela Iacub c’est d’être cohérente avec elle-même et de tirer les conclusions logiques, quoiqu’extrêmes, de ses positions. 
Car en vérité, tout discours naturaliste n’a pour d’autre résultat que le maintien des inégalités et des violences qui en découlent.


Numéro national pour toutes les victimes de viol et abus sexuels : 0800 05 95 95

Voir aussi, à ce propos, le blog de Sandrine Goldsmith, "A dire d'elles" 
http://sandrine70.wordpress.com/2012/04/10/crime-sexuel-suis-je-daccord-avec-marcela-iacub/

http://next.liberation.fr/chroniques/01012400973-et-si-le-crime-etait-sexuel









[1] Feignant au passage de croire que le porno et la prostitution sont injustement bridés alors qu’ils n’ont jamais été aussi accessibles, grâce à la mondialisation et internet.
[2] Antimanuel d’éducation sexuelle, Editions Bréal, 2005, pp.161.
[3] Ibib, pp.185-189

jeudi 22 mars 2012

Quand la justice viole le droit de dire non


Récemment en faisant le ménage…Dans mes alertes google, je suis tombée sur l’arrêt de la Cour d’appel du 3 mai 2011 concernant une procédure de divorce. 
Cet arrêt conclut aux torts exclusifs de l’époux, et condamne ce dernier au paiement de 10 000 euros de dommages-intérêts, au motif que depuis plusieurs années, il se refusait à sa femme.
Effroi !
Les juges ont écrit : « Il s'avère, en effet, que les attentes de l'épouse étaient légitimes dans la mesure où les rapports sexuels entre époux sont notamment l'expression de l'affection qu'ils se portent mutuellement, tandis qu'ils s'inscrivent dans la continuité des devoirs découlant du mariage ».

En faisant peser sur les époux une obligation à réaliser des actes dont l’essence même requiert un consentement libre et éclairé, les juges ont pris là une décision dont ils ne mesuraient sans doute pas les conséquences.

En effet, il n’y a aucune raison que cette jurisprudence qui concerne ici un homme, ne s’applique pas à une femme. Et si cette décision est aussi contestable dans un cas comme dans l’autre, il est évident qu’en l’état actuel des violences faites aux femmes, une lecture critique s’impose au-delà de l’affaire proprement dite.

Les juges ignorent sans doute que 75000 mille femmes sont violées par an en France, et que 30% le sont dans le cadre conjugal. A chaque nouvel acte imposé par son conjoint, une femme dit « non » sans être entendue. Et ce serait une faute.
Dans ce contexte, il ne faut pas être grand-e clerc pour mesurer le danger que représente une telle décision.

La plupart des viols conjugaux ont lieu sans recours à la violence. Pourquoi en faudrait-il dès lors? Bien que le viol conjugal soit reconnu comme un crime depuis 1994, on retrouve dans l’injonction au devoir conjugal, le parfait outillage psycho-social, pour contraindre les femmes sans en avoir l’air, tout en les culpabilisant. 
Il est pénalement interdit de les violer. Mais, coupables en cas de refus de sexe, elles devraient payer au civil des dommages intérêts.
Une véritable schizophrénie juridique qui n’est pas exempte de sadisme. Et dont la conséquence est de compenser la perte de pouvoir masculin impliquée par la pénalisation du viol conjugal, obtenue si récemment de haute lutte féministe.

On ne pourra alors plus s’étonner que seulement 10% des femmes violées  portent plainte et que seulement 2% de ces plaintes aboutissent à une condamnation.

Le fait que dans le cas présent il s’agisse d’un homme ne retire rien à l’affaire. Pire encore, cela contribue à renforcer l'illusion que les hommes sont autant victimes des femmes que l’inverse.

Pourtant tout démontre le contraire. Les chiffres  ressortant des enquêtes de victimation, comme des greffes des tribunaux, les numéros nationaux d’aides aux victimes qui ne désengorgent pas, font état d’un déséquilibre notoire des violences sexuelles au détriment des femmes. Les chiffres ne sont pas drôles quand ils dérangent. Ca s’appelle la domination masculine.

Et l’on voit bien, comment, à chaque combat remporté sur l’inégalité des sexes, celle-ci trouve encore le moyen de se perpétuer.

Pour mieux y parvenir, on a verrouillé l’obligation de soumission des femmes par l’obligation de virilité des hommes. Car c’est bien de cela au fond dont cet arrêt nous parle. Madame subit un préjudice du fait que Monsieur fait défaut.

Les hommes reçoivent depuis la nuit des temps ce commandement de montrer grand appétit sexuel et qui plus est de manifester une position dominante dans  les actes qui en découlent. Un mythe donc, mais qui dans les esprits a fini par s’imposer comme relevant de la nature même des hommes.
Critères à l’appui, comme autant de clous qu’on enfonce dans les têtes pour que ça tienne mieux. Longueur du pénis, largeur, vigueur de l’érection et quantité, valant mieux que désir et quête de plaisir partagé.

Dans ces conditions peu d’hommes savent s’affranchir de cette injonction de performance mécanique, inculquée dès le plus jeune âge à travers la vénération de leur pénis. Preuve en est que même si, en réalité,  beaucoup ne s’y retrouvent pas, la moindre panne n’en reste pas moins souvent un moment de honteuse contrition.
Car il n’est pas permis de décevoir la supériorité des hommes.

Vision archaïque s’il en est car il n’y a pas plus de sexualité masculine que de sexualité féminine. La réalité, chacun le sait, est bien plus complexe et multiple.

Vision terrible, absente de désir, de connivence, d’affection et de respect de l’autre.

Vision éminemment porteuse de violence que cette dissociation des sexes qui trouve encore aujourd’hui tant de relais parmi les thuriféraires de la pulsion sexuelle masculine et de sa nature prédatrice.


Mais cette décision de justice ne s’arrête pas là.

En tarifant le non désir de sexe, elle nous rappelle qu’à l’autre bout de la chaine, des millions de femmes sont obligées de vendre leurs corps pour vivre. Et que l’opinion commune s’en accommode car il faut bien que le corps des hommes exultent.

Qu’il s’agisse de viol conjugal ou de prostitution, le consentement n’est pas de mise. L’impératif masculin prime. Les femmes, privées de leur liberté, ne sont plus qu’objets.

Pourtant, dans un monde où l’on inculquerait que la sexualité est un chemin différent pour chacun, qui dépend de son désir et de sa liberté, on peut  parier que hommes et femmes jouiraient davantage ! Et le viol ne serait plus qu’un phénomène marginal, une exception psychiatrique.

En se faisant la gardienne du sexe sous contrainte, cette décision de justice se rend purement et simplement complice des violences faites aux femmes, et démontre, si besoin en était, que le viol est social.




SOS Viols Femmes Informations 0 800 05 95 95
La maison des femmes de Paris, groupe de parole viol 01 43 43 41 13

vendredi 24 février 2012

Vous êtes libres de ne rien changer!


Ou comment l’alternance évacue l’alternative.

« Du fond de la campagne présidentielle, les mots « peuple » et « liberté » retentissent de nouveau, suspendus comme des casseroles vides, tandis que les Quichottes de l’ordre démocratique, fatigués de leur moulins, pressent qu’on leur serve la soupe. » Tag anonyme, Paris février 2011.

Alors que nous entrons dans la campagne présidentielle, présentée comme le climax de la vie démocratique, j’ai eu envie de relire Jean-Léon Beauvois et de me replonger dans son analyse lumineuse de la fabrication de l’obéissance en démocratie libérale. (1)

En appelant à la liberté du peuple pour mieux s’assurer de son adhésion, notre démocratie donnera au peuple, avec en prime le sentiment de faire son devoir, la liberté de choisir entre un bulletin plus ou mois rouge ou plus ou moins bleu. Pour finalement tourner, à plus ou moins de distance, autour du même pot libéral.

Et ce sera reparti pour un tour. Une fois de plus, on aura remis le pouvoir à ceux qui l’avaient déjà. Le peuple disparaîtra en même temps que le mot des discours. Et la liberté ne sera plus qu’une question de jouissance individuelle.

Comment en sommes nous arrivés là ?
Dans une société où statistiquement, on a plus de chance de gagner au loto que de changer de condition sociale, comment se fait-il que toute idée de rupture semble impossible? (2)

Nous sommes tous à nous plaindre de nos chefs, de nos conditions de vie mais combien pensent à se défaire des chefs et à changer le système ?
J’entendais dernièrement que les militants représentent seulement 2% de la population.

Nous apprenons dès le plus jeune âge à obéir et cela continue toute notre vie. Après nos parents, ce sont nos professeurs, puis nos supérieurs, et nos décideurs. Nous y sommes habitués. Mieux encore, nous avons appris à rationaliser cela.
Jean-Léon Beauvois explique, dans un trait  de génie, que ce qui distingue une société libérale d’une société qui ne l’est pas, ce n’est pas l’obéissance mais la façon dont l’exercice du pouvoir assortit l’obéissance de la création de mentalités d’obéissants.
Et pour y parvenir, le penseur nous apprend qu’il n’y a pas de meilleurs outils que…La déclaration de liberté.

Sa réflexion se fonde sur de nombreuses expériences en psychologie sociale qui ont montré de manière tout aussi stupéfiante que troublante, que les gens accomplissent d’autant mieux les actes qu’on attend d’eux, qu’ils ont été déclarés libres de le faire, et mieux encore ils les auto-justifient comme s’ils ne les devaient qu’à eux-mêmes.

Comment ne pas trouver là matière à réflexion en ces temps de crise, où les libertés de toutes sortes n’ont jamais été autant célébrées pour tout et son contraire.
Liberté de choisir sa vie sexuelle et liberté de se prostituer. Liberté de spéculer et liberté de souscrire un crédit hypothécaire. Liberté de financer des prisons où vont ceux pour qui la liberté n’est pas faite.

La psychologie sociale nous apprend que la déclaration de liberté a cela de pratique qu’elle permet de faire l’économie de la liberté elle-même.

Dans cette société là, où l’on a appris l’obéissance et la soumission,  les gens sont invités à exercer leurs libertés là où ça ne mange pas de pain, nous dit Jean-Léon Beauvois. Pétris de « soyez vous-mêmes », « soyez libres », « pensez par vous même », c’est dans leur club de loisir, en changeant de couleur de cheveux, ou sur une plage exotique, et non pas comme citoyens, que les gens sont conviés à ressentir ce sentiment de jouissance individuelle.

Au fondement de notre organisation, évidente, sacrée, cette liberté là, apparaît à la lumière de cette approche, comme le moyen le plus discret et ainsi le plus efficace de valoriser ceux qui renoncent à l’analyse des structures sociales et à l’exercice du pouvoir.

Nos candidats font mine de s’adresser à des citoyens quand ils n’ont plus en face d’eux que des consommateurs qui en voulant n’être qu’eux-mêmes, finissent par tous se ressembler dans leur disponibilité au discours des élus, des experts, des publicitaires, de la télévision, des banquiers.

En laissant croire que la liberté est une question d’individu, on a appris à ne plus être des agents sociaux. Déconnectés de leurs groupes d’appartenance de sexe, de condition, d’origine, les gens sont privés de références solides, qui les identifient, leur permettent de se différencier, fournissent une grille d’analyse des positions sociales, interrogent les causes et les manques.

Car, une mère de famille en tant que mère de famille sera toujours plus avertie qu’une  madame Martin en tant qu’individu. Un ouvrier est, en tant qu’ouvrier, moins manipulable que M. Truc devant sa télé, nous dit monsieur Beauvois.
Mais de cela il ne faut point parler. Car il n’est pas de bon ton de se penser comme le produit de conditions externes, sociales, culturelles. Comme agent social.
L’on ne peut devoir sa situation qu’à ses aptitudes personnelles. A sa liberté interne. A ce non statut d’individu, sans substance, coupé du monde de la décision, et dont on fait un destin.

Sur ce terrain insidieusement déblayé, il ne reste plus au groupe dominant qu’à fixer les priorités.
Et c’est ainsi que l’on propose au peuple libre une société libérale, capitaliste, oligarchique, fermée sur ses frontières, chrétienne, sexiste, qui semble la seule possible.
Une société où survivent des prostituées, des mendiant-e-s, des banlieusard-e-s, des ouvrier-e-s, des chômeur-se-s, des étranger-e-s, des violenté-e-s, des humilié-e-s, des frustrée-e-s qui le « méritent quelque part ».


Nous nous sentirons libres d’aller voter le 6 mai prochain.
Nous sentirons nous libres, un jour, de changer tout ça ?



(1) Jean-Léon Beauvois, Les illusions libérales, individualisme et pouvoir social, Broché, 2005.
A Voir et revoir son  entretien sur http://lazarus-mirages.net/ à la rubrique « De profundis ».

(2) Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, Les millionnaires de la chance (Payot, Paris, 2010) ; Richard Monvoisin, Effet Pangloss : les dangers des raisonnements à rebours (http://cortecs.org/outillage/264-effet-pangloss-ou-les-dangers-des-raisonnements-a-rebours).

mercredi 8 février 2012

Cachez ces victimes que je ne saurais voir!


Marcela Iacub vient de nous  gratifier d’un énième opus dans sa chronique pour Libération, qui mérite que l’on s’y attarde tant il dévoile le fond définitivement réactionnaire de sa pensée.
La posture est efficace. Comment pourrait-on ainsi taxer de conservatrice une femme, qui au fil de ses nombreux écrits, ne cesse de prôner une sexualité libre, multiple, qui ne dépendrait que du choix de chacun.

Conservateur se dit de quelqu’un qui « conserve, s’efforce de garder dans le même état, protège quelque chose. »
Tout part de là.
Marcela Iacub s’est trouvée une place dans ce monde qui doit lui convenir très bien, pour lutter à ce point obsessionnellement contre tout changement. Il n’est pas jusqu’à cette aversion qu’elle manifeste en tous lieux pour le mot « victime ».

Tout serait donc pour le mieux dans ce meilleur des mondes-là, qui voudrait que les femmes violées distribuent des paires de claques plutôt que de dénoncer leur agresseur. Un monde où il suffirait qu’une prostituée dise non pour ne plus l’être.

C’est ainsi qu’elle affirme que si « nous nous acharnions à faire disparaître, à l’instar de la prostitution, l’ensemble des activités ou des destins que nous ne souhaitons pas pour notre fille, nous vivrions dans des sociétés qui ressembleraient à des prisons ou à des camps de concentration. »
Tout est dit. Il n’y aurait donc pas plus grand autoritarisme que de vouloir agir sur les situations d’oppression.

L’ennui avec Mme Iacub c’est qu’elle érige son opinion personnelle en analyse, sans jamais l’étayer par autre chose que sa morale libérale, et fait de sa situation personnelle l’étalon de la condition humaine.

Une récente étude vient de nous parvenir, menée par Evelien Tonkens, sociologue à l’Université d’Amsterdam, qui dresse le bilan désastreux de la législation prostitutionnelle aux Pays-Bas.
Il y apparaît que 98% des 6000 « travailleuses » derrière les vitrines et dans les salons de massage du quartier rouge disent exercer leur activité sous la contrainte. 220 000 clients les visitent en moyenne par an.
D’autres études avant celle-ci, montrent que la plupart des personnes prostituées ont commencé alors qu’elles étaient mineures et que 80% d’entre elles ont subi des violences graves souvent dès l’enfance.


Les vrais défenseurs des libertés ne sont pas ceux qui brandissent la liberté sexuelle des femmes, bien qu’ils la défendent, mais ceux qui sont sur le terrain, collectent des chiffres, lisent les études scientifiques, s’appuient sur les enquêtes internationales sérieuses qui montrent que partout où la prostitution a été légalisée, la protection des femmes est en recul.
Qu’il s’agisse de l’Allemagne, des Pays-Bas comme de l’Australie, on a pu que constater la recrudescence des bordels légaux et illégaux, l’explosion des chiffres du trafic humain pour fournir toujours plus de corps aux appétits des clients, encouragés à consommer puisque c’est légal.
Il est frappant que la Suède abolitionniste compte 1500 personnes prostituées pour 9 millions d’habitants, tandis que l’Allemagne en compte 400 000 pour 82 millions, soit 30 fois plus en proportion.
Quant aux conditions de travail, les mêmes sources démontrent que la réglementation des bordels n’a en rien davantage protégé les femmes contre les violences qui s’y exercent.

Que faut-il entendre alors par liberté individuelle ? Celle, acquise, impérieuse, sacrée des nanti(e)s, des déjà-libéré(e)s ou bien celle à conquérir des moins chanceux, de ceux qui n’ont pas le choix.
Marcela Iacub aurait-elle justifié l’esclavage au motif que les esclaves ne savaient pas être libres ?

En octroyant un statut légal aux prostituées et des droits sociaux, il s’agit en réalité de rendre toujours plus de corps disponibles, prêts à l’emploi, tout en limitant les risques de ceux à qui cela profite.
Ce n’est pas sans rappeler le temps des colonies dont certains nostalgiques se plaisent à rappeler les grandes campagnes de vaccinations en direction de la main d’œuvre indigène. Beaucoup y virent un progrès pour les hommes et la liberté d’asservir y trouva un boulevard.

Car s’il n’y a pas de victimes alors pourquoi vouloir que ça change ? La liberté, érigée en valeur suprême, aveugle aux conditions de vie, aux déterminismes de toutes sortes, aux rentes de situations, aux reproductions sociales de richesse comme de misère, ne vise t-elle pas à nous faire croire que toute révolte est inutile ?

En affirmant par principe que les femmes violées exagèrent en voyant le viol partout et en qualifiant de puritaines ou de castratrices celles qui luttent pour la disparition de la prostitution, Mme Iacub enferme le récit d’une réalité bien plus aliénante que libératrice, qu’elle ne veut pas voir.
Elle n’a que faire des victimes pourtant réelles et légion et c’est bien pour cela qu’elle évacue le mot. Elle préfère nous parler de destin. Et c’est ainsi le principe même d’évolution qui verrait toutes les femmes gagner en liberté par leur combat, qui est en fait pourfendu.

Se faisant, elle agit exactement comme un agresseur qui exige l’abandon de toute résistance et le silence, et qui se fait croire en les obtenant que sa victime y consent.
Et tout comme lui, elle actionne le levier de la culpabilité.
Et cela va loin, quand dans son dernier texte, on lit que les femmes abolitionnistes qui brandissent l'argument selon lequel personne ne voudrait de la prostitution pour sa fille, sont de bien piètres mères pour vouloir ainsi modeler la vie de leurs enfants.
En réduisant ainsi des femmes qui défendent leurs opinions, à leur sacro-saint sentiment maternel, ne vient-elle pas de balayer d’une plume bien peu progressiste, 50 ans de luttes pour l’émancipation des femmes ?

L’objectif du combat abolitionniste n’est aucunement d’interdire les prostituées. Pas plus que la lutte contre la pauvreté est un combat contre les pauvres. C’est bien tout le contraire. Dans les deux cas, il s’agit d’agir pour que la prostitution comme la pauvreté cessent d’être la ligne d’horizon de ceux et celles qui sont libres de ne pas choisir leur condition.

Les dénoncer, est-ce faire preuve de moralisme ou de progrès ?

www.fondationscelles.org 
www.pourunesocietesansprostitution.org/Le-Mouvement-du-Nid