mercredi 14 novembre 2012

Marcel, la guerre et une prostituée... Veillées d'armes.

 
Ce soir, la pluie, qui a noyé octobre, redouble aux carreaux. Mes enfants dorment. J’ai enfin un peu de temps pour moi.  Cela fait bien longtemps que je voulais voir Veillées d’armes de Marcel Ophuls.
Je ne connaissais de lui que le monumental Le chagrin et la pitié, qui en 1969, défaisait le mythe d’une France résistante sous l’occupation.
Je m’installe douillettement et ne boude pas mon plaisir à l’idée de suivre Marcel Ophuls, parti cette fois à la rencontre des reporters de guerre envoyés sur le siège de Sarajevo.

La présence d’Ophuls sur les lieux du drame aux côtés des reporters, sous les bombes, entre les tirs de snipers, témoin de la destruction de Sarajevo et de ses habitants, plante le décor de la folie guerrière dont il n’hésite pas à nommer et questionner les responsables. Avec la verve et le mordant qu’on lui connaît.

Je suis immédiatement emportée par un souffle rare et puissant qui ne se dément pas, surtout dans la première partie ponctuée d’extrait de comédies musicales et d’archives de films dont le son déborde sur le conflit bosniaque. Le film y trouve une forme virtuose pour engager une réflexion nourrie, profonde, bousculant les consciences, sur la mise en scène du réel, la manipulation par l’image.
Car la guerre de Bosnie ne peut-être que le sujet de ceux qui s’y trouvent directement confrontés. Le reste n’est que récit.
Marcel Ophuls est lui même à l’image pour le signifier. Bien loin des rédactions du JT dont il déplore la vocation de spectacle et l’allégeance à la parole officielle, il n’en met pas moins sa légitimité de documentariste en doute, questionne ouvertement le point de vue. Ménageant ainsi une distance critique aussi rare que constructive où l’on chemine avec jubilation.

Marcel devient très vite un compagnon de route que l’on a envie d’appeler par son prénom. Admirable dans sa juste place.

Tout cela se tient magistralement jusqu’à la 84ème minute, où on le retrouve filmé à Vienne, dans une chambre d’hôtel, en compagnie d’une très jeune prostituée.
Il se rase, elle est au second plan, assise sur un lit, vêtue d’une chemisette. 
On comprend que Ophuls a déjà consommé.
Toutefois, il pourrait bien avoir envie de remettre ça, car dans les plans suivants alors qu’il est au téléphone avec un ami, on revoit la jeune femme. Entièrement nue cette fois, allongée sur le lit dans une pose lascive caractéristique de ce que l’on attend d’elle, découpée en gros plans anatomiques.
Soudain, Le Mépris de Godard catapulte Veillées d’armes. La fameuse scène dans laquelle Brigitte Bardot, nue, allongée sur un lit demande à son mari scénariste, « et mes genoux, tu les trouves jolis ? » dans une vaine tentative d’exister encore, alors qu’elle n’est déjà plus que décoration. Et bientôt livrée en pâture par son mari à un producteur en gage d’un contrat.

Sonnée, je reviens du choc vers Veillées d’armes et voit Ophuls lever son chapeau pour rendre un hommage goguenard à cette beauté offerte, prête à l’emploi. Le trophée de ses 65 ans gaillards. Avec l’évidence que le repos du guerrier mérite bien qu’on s’achète une femme.
Dernière séquence du premier voyage.

Depuis près d’une heure et demi, Marcel se trouvait au cœur d’une guerre tout aussi effroyable qu’inique, plaignant ceux qui la subissent (les femmes aussi ?) et tentant de leur rendre justice. Et voilà que subitement, sans l’ombre d’un doute, son sexe tranche l’humanité en deux ! Ou plutôt non ! L’ampute de la moitié d’elle-même. Les acheteurs et les achetées. Les sujets et les objets.
Et il suffit d’un coup de chapeau qui nous invite au spectacle, pour orchestrer l’impunité de la violence dont cette mise en scène joviale et faussement naïve transpire malgré elle.
La critique du Monde soulignera d’un trait amusé les facéties d’Ophuls.

Nausée !
Ici, une guerre en efface une autre.
La guerre des femmes. Une guerre contre toutes les femmes quand on peut à tout moment leur rappeler qu’elles s’approprient, se violent, se prennent et se jettent après usage. Qu’elles n’existent pas.
Et qu’il faut encore comprendre, que c’est dans ce déni de l’être des femmes que les hommes puisent et entretiennent leur puissance.

Colère !
De quels abysses remonte ce droit pour les uns qui n’est que violence et injustice pour les autres ?
On me reprochera de chausser le petit bout de la lorgnette et que cela est bien réducteur tant le film est brillant sur son sujet principal. Mais, la défense d’une seule femme vaut bien d’écorner un mythe.

Je cherche alors à débusquer ailleurs dans le film les traces qu’Ophuls aurait pu laisser de sa vision des femmes. Celles qui n’ont pas de couille au cul, pardonnez lui l’expression.  J’en trouve en creux de ses rares silences.

Ophuls demande à un reporter du Times ce que sa femme pense de son métier. « Ah ! Ma femme » répond-il. « Avant elle venait avec moi. On a travaillé ensemble. Mais elle a trois enfants. Et elle me demande qui les élèvera en cas d’accident….A cela il n’y a pas de réponse ». Fin de séquence.
Etonnant ce mensonge de la part d’un journaliste par ailleurs remarquable d’humanité, de rigueur politique dans ses récits de la guerre de Bosnie. De courage aussi au risque de mécontenter ses chefs.
Car bien sur que si, il connaît la réponse. Marcel aussi d’ailleurs qui ne dit mot.
La femme du journaliste aussi qui se charge déjà des enfants. Et tandis que de conflit en conflit, son journaliste de mari décryptera le monde, elle y contribuera à sa mesure, en élevant sa progéniture. Pour la seule raison que l’inverse semblerait bizarre.
Par le simple fait d’un héritage féroce qui désigne sans plus de questionnement les rôles sociaux, selon les sexes. Angle mort d’un fatalisme qui semble surgir de nulle part si ce n’est de la nature des choses… Et qui ne s’en impose qu’avec plus de force.

Mais quelle nature ? Quelles choses ?
Plus Ophuls poursuit son éclairage du rôle des médias dans la guerre et plus la nuit des femmes s’épaissit. Il interroge Martine Laroche-Joubert, reporter de guerre à Sarajevo.
Comment faites-vous en tant que femme ?
Une question qu’on n’aurait pas idée de poser à un homme.
Mais une question quand même qui me donne quelque espoir.
La nature ne serait-elle pas si naturelle qu’il faille s’interroger davantage?

Martine explique qu’elle est obligée de payer une nounou à plein temps, pour parer à tout départ en urgence. Son salaire y passe si bien qu’elle ne vit que grâce aux pensions alimentaires que lui versent ses ex-époux. Elle fait remarquer que si elle avait épousé des hommes pauvres ou incorrects, elle n’aurait pas pu continuer.
Une nouvelle fois, Marcel se confronte sans le savoir à la réalité des femmes dans une société qui organise leur dépendance. Et dont la fonction sociale de mère contraint la vie comme rarement un homme est contraint par sa fonction de père. Simplement parce qu’elle est une femme.

Là encore, Ophuls se tait.
Martine elle, trouve ça révoltant, insultant même.
Pourquoi, tandis que le film ne parle que de pouvoir et de destruction, Ophuls poussant dans leur retranchement les hommes qui en sont acteurs, interrogeant les fondements de la guerre et ses manipulations, le combat existentiel des femmes n’est-il suivi que de silence ?
Parce qu’au bout du film, comme au bout de l’immense chaine de la vie des femmes, il y a une prostituée. Et qu’aussi longtemps que cela durera, tous les combats des femmes ne vaudront pas une guerre.

Ophuls mentionne un reportage que Martine a réalisé au sujet de femmes musulmanes qui ont pris les armes. Martine explique qu’elle voulait montrer des femmes combattantes, pas des victimes.
Marcel s’en félicite. Lui qui s’évertue à faire de même.
Ah!! Que de fois le mot de « victimes » n’a t-il pas desservi la noble cause des opprimé-e-s. Seul-e-s ces dernie-è-r-es savent pourtant que victimes et combattant-e-s sont les deux figures d’un même enfer. Les habitants de Sarajevo vous le diront.

Mais déjà avec ces quelques illustrations on comprend mieux non?
D’un côté la putain, de l’autre côté les mamans.  Et au milieu des combattantes qui ne sont pas des victimes. Quoi de plus ficelé pour que les femmes n’aillent pas se plaindre trop longtemps. Bien contentes de la place qu’elles savent encore prendre… Avec les dents.

Et que les femmes intègrent au plus profond d’elles-mêmes, flouées dans le reflet déformé d’un miroir social qui se prétend vérité. Et qui le devient à force.
Bien au-delà des questions matérielles, le piège se referme sur les êtres, scelle le cœur inconscient de leur vie intime et affective, modèle leur personnalité, tord leur chemin d’inextricables tourments. En faisant un destin que l'on nomme nature.

Quand Ophuls demande à Martine pourquoi lors du déclenchement de la guerre du golfe, elle a choisi d’être envoyée à Bagdad plutôt qu’à Riad. Sa réponse tombe comme une évidence. C’est certainement parce qu’elle est une femme qu’elle préférait être du côté de ceux qui reçoivent des bombes plutôt que de ceux qui les lancent.
De courage et d’humanité il n’est pas question ici. Rien non plus qui n’interroge en quoi le fait d’être une femme peut rationnellement expliquer cette instinctive identification aux sacrifiés.
Le sacrifice, point d’orgue du système de genre, parachève ce portrait fantomatique des femmes incarnée par la femme prostituée, comme l’acte manqué de cet immense film sur le journalisme en tant de guerre.

Reste celle des femmes à poursuivre.

Derrière chaque femme que les hommes prostituent, il y a toutes les autres. Qui vivent, travaillent, font l’amour avec des hommes, connaissant tôt ou tard, à des degrés divers,  la contrainte d’abdiquer leur temps, leurs moyens, leurs désirs, jusqu’au sentiment d’exister souvent, aux urgences masculines. Sommées de les conforter en leur construction narcissique, de les servir dans leur ambition sociale et de panser leurs frustrations sous peine de n’être pas aimables.

Pas tous les hommes. C’est vrai.
Certains affirment leur aspiration à l’égalité des sexes. A la priorité de l’être sur l’avoir.
Prétendent l’amour possible. Formidable !

Mais nous ne pourrons les croire que lorsqu’ils auront pris en acte leur entière part du fardeau des femmes et renoncer individuellement, dans chacune de leur relation avec elles, à toute spoliation d’un temps, d’un moyen, d’un désir qui ne leur appartiennent pas.

La lutte pour l’égalité des sexes ne peut-être que le sujet de celles et ceux qui s’y confrontent directement. Le reste n’est que récit.

Courage !