Ce soir, la pluie, qui a noyé
octobre, redouble aux carreaux. Mes enfants dorment. J’ai enfin un peu de temps
pour moi. Cela fait bien longtemps
que je voulais voir Veillées d’armes
de Marcel Ophuls.
Je ne connaissais de lui que le
monumental Le chagrin et la pitié,
qui en 1969, défaisait le mythe d’une France résistante sous l’occupation.
Je m’installe douillettement et
ne boude pas mon plaisir à l’idée de suivre Marcel Ophuls, parti cette fois à
la rencontre des reporters de guerre envoyés sur le siège de Sarajevo.
La présence d’Ophuls sur les
lieux du drame aux côtés des reporters, sous les bombes, entre les tirs de
snipers, témoin de la destruction de Sarajevo et de ses habitants, plante le
décor de la folie guerrière dont il n’hésite pas à nommer et questionner les
responsables. Avec la verve et le mordant qu’on lui connaît.
Je suis immédiatement emportée par un
souffle rare et puissant qui ne se dément pas, surtout dans la première partie ponctuée d’extrait de
comédies musicales et d’archives de films dont le son déborde sur le conflit
bosniaque. Le film y trouve une forme virtuose pour engager une réflexion
nourrie, profonde, bousculant les consciences, sur la mise en scène du réel, la
manipulation par l’image.
Car la guerre de Bosnie ne
peut-être que le sujet de ceux qui s’y trouvent directement confrontés. Le
reste n’est que récit.
Marcel Ophuls est lui même à
l’image pour le signifier. Bien loin des rédactions du JT dont il déplore la
vocation de spectacle et l’allégeance à la parole officielle, il n’en met pas
moins sa légitimité de documentariste en doute, questionne ouvertement le point
de vue. Ménageant ainsi une distance critique aussi rare que constructive où
l’on chemine avec jubilation.
Marcel devient très vite un
compagnon de route que l’on a envie d’appeler par son prénom. Admirable dans sa
juste place.
Tout cela se tient magistralement
jusqu’à la 84ème minute, où on le retrouve filmé à Vienne, dans une chambre d’hôtel, en compagnie d’une très jeune
prostituée.
Il se rase, elle est au second
plan, assise sur un lit, vêtue d’une chemisette.
On comprend que Ophuls a déjà
consommé.
Toutefois, il pourrait bien avoir
envie de remettre ça, car dans les plans suivants alors qu’il est au téléphone avec
un ami, on revoit la jeune femme. Entièrement nue cette fois, allongée sur le
lit dans une pose lascive caractéristique de ce que l’on attend d’elle, découpée
en gros plans anatomiques.
Soudain, Le Mépris de Godard catapulte Veillées
d’armes. La fameuse scène dans laquelle Brigitte Bardot, nue, allongée sur
un lit demande à son mari scénariste, « et mes genoux, tu les trouves
jolis ? » dans une vaine tentative d’exister encore, alors qu’elle
n’est déjà plus que décoration. Et bientôt livrée en pâture par son mari à un
producteur en gage d’un contrat.
Sonnée, je reviens du choc vers Veillées d’armes et voit Ophuls lever
son chapeau pour rendre un hommage goguenard à cette beauté offerte, prête à
l’emploi. Le trophée de ses 65 ans gaillards. Avec l’évidence que le repos du
guerrier mérite bien qu’on s’achète une femme.
Dernière séquence du premier
voyage.
Depuis près d’une heure et demi,
Marcel se trouvait au cœur d’une guerre tout aussi effroyable qu’inique,
plaignant ceux qui la subissent (les femmes aussi ?) et tentant de leur
rendre justice. Et voilà que subitement, sans l’ombre d’un doute, son sexe
tranche l’humanité en deux ! Ou plutôt non ! L’ampute de la moitié
d’elle-même. Les acheteurs et les achetées. Les sujets et les objets.
Et il suffit d’un coup de chapeau
qui nous invite au spectacle, pour orchestrer l’impunité de la violence dont
cette mise en scène joviale et faussement naïve transpire malgré elle.
La critique du Monde soulignera d’un
trait amusé les facéties d’Ophuls.
Nausée !
Ici, une guerre en efface une
autre.
La guerre des femmes. Une guerre
contre toutes les femmes quand on peut à tout moment leur rappeler qu’elles
s’approprient, se violent, se prennent et se jettent après usage. Qu’elles
n’existent pas.
Et qu’il faut encore comprendre,
que c’est dans ce déni de l’être des femmes que les hommes puisent et
entretiennent leur puissance.
Colère !
De quels abysses remonte ce droit
pour les uns qui n’est que violence et injustice pour les autres ?
On me reprochera de chausser le
petit bout de la lorgnette et que cela est bien réducteur tant le film est
brillant sur son sujet principal. Mais, la défense d’une seule femme vaut bien
d’écorner un mythe.
Je cherche alors à débusquer ailleurs
dans le film les traces qu’Ophuls aurait pu laisser de sa vision des femmes.
Celles qui n’ont pas de couille au cul, pardonnez lui l’expression. J’en trouve en creux de ses rares
silences.
Ophuls demande à un reporter du
Times ce que sa femme pense de son métier. « Ah ! Ma femme »
répond-il. « Avant elle venait avec moi. On a travaillé ensemble. Mais
elle a trois enfants. Et elle me demande qui les élèvera en cas d’accident….A
cela il n’y a pas de réponse ». Fin de séquence.
Etonnant ce mensonge de la part
d’un journaliste par ailleurs remarquable d’humanité, de rigueur politique dans
ses récits de la guerre de Bosnie. De courage aussi au risque de mécontenter
ses chefs.
Car bien sur que si, il connaît
la réponse. Marcel aussi d’ailleurs qui ne dit mot.
La femme du journaliste aussi qui
se charge déjà des enfants. Et tandis que de conflit en conflit, son journaliste
de mari décryptera le monde, elle y contribuera à sa mesure, en élevant sa
progéniture. Pour la seule raison que l’inverse semblerait bizarre.
Par le simple fait d’un héritage
féroce qui désigne sans plus de questionnement les rôles sociaux, selon les
sexes. Angle mort d’un fatalisme qui semble surgir de nulle part si ce n’est de
la nature des choses… Et qui ne s’en impose qu’avec plus de force.
Mais quelle nature ? Quelles
choses ?
Plus Ophuls poursuit son
éclairage du rôle des médias dans la guerre et plus la nuit des femmes
s’épaissit. Il interroge Martine Laroche-Joubert, reporter de guerre à
Sarajevo.
Comment faites-vous en tant que
femme ?
Une question qu’on n’aurait pas
idée de poser à un homme.
Mais une question quand même qui
me donne quelque espoir.
La nature ne serait-elle pas si
naturelle qu’il faille s’interroger davantage?
Martine explique qu’elle est
obligée de payer une nounou à plein temps, pour parer à tout départ en urgence.
Son salaire y passe si bien qu’elle ne vit que grâce aux pensions alimentaires
que lui versent ses ex-époux. Elle fait remarquer que si elle avait épousé des
hommes pauvres ou incorrects, elle n’aurait pas pu continuer.
Une nouvelle fois, Marcel se
confronte sans le savoir à la réalité des femmes dans une société qui organise
leur dépendance. Et dont la fonction sociale de mère contraint la vie comme
rarement un homme est contraint par sa fonction de père. Simplement parce
qu’elle est une femme.
Là encore, Ophuls se tait.
Martine elle, trouve ça
révoltant, insultant même.
Pourquoi, tandis que le film ne
parle que de pouvoir et de destruction, Ophuls poussant dans leur retranchement
les hommes qui en sont acteurs, interrogeant les fondements de la guerre et ses
manipulations, le combat existentiel des femmes n’est-il suivi que de
silence ?
Parce qu’au bout du film, comme
au bout de l’immense chaine de la vie des femmes, il y a une prostituée. Et
qu’aussi longtemps que cela durera, tous les combats des femmes ne vaudront pas
une guerre.
Ophuls mentionne un reportage que
Martine a réalisé au sujet de femmes musulmanes qui ont pris les armes. Martine
explique qu’elle voulait montrer des femmes combattantes, pas des victimes.
Marcel s’en félicite. Lui qui s’évertue
à faire de même.
Ah!! Que de fois le mot de
« victimes » n’a t-il pas desservi la noble cause des opprimé-e-s.
Seul-e-s ces dernie-è-r-es savent pourtant que victimes et combattant-e-s sont
les deux figures d’un même enfer. Les habitants de Sarajevo vous le diront.
Mais déjà avec ces quelques
illustrations on comprend mieux non?
D’un côté la putain, de l’autre
côté les mamans. Et au milieu des
combattantes qui ne sont pas des victimes. Quoi de plus ficelé pour que les
femmes n’aillent pas se plaindre trop longtemps. Bien contentes de la place qu’elles
savent encore prendre… Avec les dents.
Et que les femmes intègrent au
plus profond d’elles-mêmes, flouées dans le reflet déformé d’un miroir social
qui se prétend vérité. Et qui le devient à force.
Bien au-delà des questions
matérielles, le piège se referme sur les êtres, scelle le cœur inconscient de
leur vie intime et affective, modèle leur personnalité, tord leur chemin d’inextricables
tourments. En faisant un destin que l'on nomme nature.
Quand Ophuls demande à Martine
pourquoi lors du déclenchement de la guerre du golfe, elle a choisi d’être
envoyée à Bagdad plutôt qu’à Riad. Sa réponse tombe comme une évidence. C’est certainement
parce qu’elle est une femme qu’elle préférait être du côté de ceux qui reçoivent
des bombes plutôt que de ceux qui les lancent.
De courage et d’humanité il n’est
pas question ici. Rien non plus qui n’interroge en quoi le fait d’être une
femme peut rationnellement expliquer cette instinctive identification aux
sacrifiés.
Le sacrifice, point d’orgue du
système de genre, parachève ce portrait fantomatique des femmes incarnée par la
femme prostituée, comme l’acte manqué de cet immense film sur le journalisme en
tant de guerre.
Reste celle des femmes à
poursuivre.
Derrière chaque femme que les
hommes prostituent, il y a toutes les autres. Qui vivent, travaillent, font
l’amour avec des hommes, connaissant tôt ou tard, à des degrés divers, la contrainte d’abdiquer leur temps,
leurs moyens, leurs désirs, jusqu’au sentiment d’exister souvent, aux urgences
masculines. Sommées de les conforter en leur construction narcissique, de les
servir dans leur ambition sociale et de panser leurs frustrations sous peine de
n’être pas aimables.
Pas tous les hommes. C’est vrai.
Certains affirment leur
aspiration à l’égalité des sexes. A la priorité de l’être sur l’avoir.
Prétendent l’amour possible. Formidable !
Mais nous ne pourrons les croire
que lorsqu’ils auront pris en acte leur entière part du fardeau des femmes et
renoncer individuellement, dans chacune de leur relation avec elles, à toute
spoliation d’un temps, d’un moyen, d’un désir qui ne leur appartiennent pas.
La lutte pour l’égalité des
sexes ne peut-être que le sujet de celles et ceux qui s’y confrontent
directement. Le reste n’est que récit.
Courage !
Bonjour Madame,
RépondreSupprimerJe viens de voir votre documentaire "né sous Z". Je n'ai aucun titre ni aucune qualité pour vous féliciter d'avoir réalisé ce si beau documentaire mais je le fais quand même. J'avais entre 5 et 7 ans, je ne me souviens plus exactement. Nous habitions Montlouis/Loire et nos grands-parents, en face, à Vouvray. Mon grand-père venait me chercher à pied pour me ramener chez lui. Nous prenions le pont de chemin de fer puis nous passions devant une bâtisse au bord de la nationale sur la rive droite. Ce devait être autrefois un hôtel. La seule chose dont je me suis toujours souvenu, c'est que mon grand-père me disait : << ce sont des Annamites >> sans plus d'explications. Je ne me souviens pas des enfants qui devaient être aux fenêtres ou dans la cour. Je ne lui ai posé aucune question. Je n'ai naturellement rien compris, petit provincial d'environ 5 ans sans télé et avec des parents qui ne parlaient jamais de l'actualité. J'y ai repensé tout récemment en écrivant une petite biographie de ma mère destinée à mes enfants, petits-enfants, neveux et petits-neveux. J'avais même, au détour d'une phrase, évoqué cet "événement" que je n'avais jamais cherché à élucider (nous avons déménagé en 1958, je n'ai donc pas revu cet orphelinat après 1957) bien que je me sois beaucoup intéressé à la décolonisation, et en particulier à cette guerre indochinoise. Encore bravo. Cordialement. François Fatoux
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